Le respect est la base des relations entre maître et disciple

  Pierre Portocarrero

Propos recueillis par André LOUKA pour la revue «Arts Martiaux».

Pierre Portocarrero : Ce qui est frappant, c’est de constater combien pour le pratiquant, l’individu est sacrifié, qu’il le soit au nom du développement de la discipline ou même de l’image que l’on s’en fait. Dans un monde aussi médiatisé que le nôtre, où les moyens de communication sont développés à un niveau déjà ahurissant, on ne peut que déplorer le manque de communication entre les hommes et, en particulier, entre le maître ou le professeur avec le disciple ou l’élève.

Arts Martiaux : A quoi cela tient-il ?

Pierre Portocarrero : Aux conditions dans lequelles les arts martiaux sont enseignés actuellement. Je m’explique. Traditionnellement, le bujutsu (techniques de combat) japonais ou de son équivalent chinois, le wushu, sont des techniques de survie.
La connaissance et la maîtrise de ces techniques de combat conféraient, à ceux qui les détenaient, un certain privilège : celui de pouvoir survivre en cas d’agression. A cause de cela, elles n’étaient enseignées qu’à ceux que le maître ou le sensei voulait recevoir comme disciples.

Ceux-ci vivaient souvent avec leur maître, c’est ce que l’on appelle les uchi deshi. Ils partageaient son univers quotidien et voyaient leur maître vivre en dehors du dojo, avec ses qualités mais aussi avec ses défauts ou ses faiblesses. C’est cette proximité qui forgeait le respect. Au départ, c’était sans doute l’admiration qui les poussait à demander au maître le privilège de bénéficier de ses connaissances, elle se mutait, au fil du temps, en respect. L’univers assez restreint, du fait du nombre limité de disciples, facilitait cette mutation.

Aujourd’hui, en Occident -mais cela est aussi vrai au Japon et en Chine-, les relations sont plus éloignées. On rencontre les maîtres ou les champions en stage. On est venu par admiration, pour travailler un laps de temps, on repart admiratif ou non. Les choses en restent là.

Arts Martiaux : Le respect mutuel doit-il être la base de la relation maître-disciple ?

Pierre Portocarrero : Si on étudie avec un maître ou un professeur pendant un temps assez long, il est important, en effet, que l’admiration du départ laisse place à un respect mutuel. Si l’évolution ne peut aboutir à cette étape, la relation se pervertit. En d’autres termes, si après cinq ou dix ans, l’élève est toujours confit dans son admiration pour son maître, alors il faut se poser des questions. Une fois de plus, cette mutation est plus facile dans le cadre d’un petit dojo.

Ainsi, ai-je été frappé par la qualité des relations qui existaient entre les maîtres et leurs élèves dans les dojo d’Okinawa. On sent qu’il existe une amitié profonde entre les sensei et leurs élèves, quand bien même, en ouvrant leur dojo, certains sont, eux-mêmes, des sensei.

En Occident, et je le répète y compris au Japon, ces choses ne sont pas toujours comprises. Tout se passe comme si on avait du mal à distinguer ce qui fait le respect, de ce qui est du domaine de la soumission aveugle ou de la dépendance perverse.
Il est vrai que certains maîtres ou professeurs entretiennent cette dépendance. On est, de ce fait, en plein univers sectaire, qui rejette les autres, avec un repli sur soi et sur son groupe.

Je pense qu’un élève doit pouvoir aller vers d’autres professeurs ou maîtres, afin d’enrichir ses connaissances. Ceci doit, bien sûr, se faire dans une relation de totale courtoisie. Il faut informer son maître ou sensei avant d’aller étudier avec un autre professeur. Celui-là peut donner son avis sur l’intérêt ou non de cette démarche. Il appartient, bien sûr, à l’élève, éclairé par ces conseils, de prendre sa décision.

Ceci d’autant que l’on oublie que la transmission a deux versants : le visible ou l’externe, et ce qui est invisible, plus interne. L’exemple des écoles chinoises est éloquent à ce sujet. Elles donnent au public ce qu’il attend et pense être de l’art martial. C’est pourquoi dans les parcs et les jardins, les professeurs enseignent un taichi visible et voulu par tous ou un qi gong de rêve, mais qui n’a rien à voir avec le véritable enseignement que, seul, peut dispenser un vrai maître. Pour cela, il faut être introduit dans le « saint des saints », c’est-à-dire à l’intérieur de l’école.

Arts Martiaux : C’est l’opposition entre l’élite et la masse.

Pierre Portocarrero : Bien entendu, et c’est l’histoire des arts martiaux qui le veut ainsi. Avant, l’enseignement était secret, -cela était vrai pour le karate, pour les écoles de sabre, mais aussi pour les arts martiaux chinois-, fermé à ceux qui n’avaient pas été introduits. Ils ont donc été forgés pour une élite. Aujourd’hui, n’importe qui peut aller apprendre n’importe où, c’est cela l’enseignement de masse. On retrouve ici l’opposition entre l’enseignement visible et extérieur et celui plus intérieur, réservé à ceux qui cherchent.

Prenons l’exemple du karate. Au début du siècle, quand le voile du secret fut levé, Itosu a modifié et adapté cet art de combat, pour qu’il puisse être pratiqué par les enfants des écoles. Il visait la masse. La main ouverte est alors remplacée par le poing fermé, pour que ceux-ci puissent s’entraîner avec plus de sécurité. Cette seule modification a changé l’art. Le poing fermé, c’est l’enseignement de masse. La main ouverte, c’est l’enseignement d’origine. Malheureusement, la grande majorité des pratiquants, manquant d’informations, ne le savent pas.

Arts Martiaux : Les maîtres japonais, qui ont introduit ces arts martiaux, n’ont- ils pas été, eux-mêmes, victimes de leur propre expérience ?

Pierre Portocarrero : En effet. Prenez l’exemple du karate. Gichin Funakoshi, inspiré par l’exemple de Kano, avait voulu développer un karate éducatif. Mais il est tombé dans le piège du militarisme, qui sévissait dans les années trente au Japon et, en particulier, le sentiment anti-chinois qui y régnait. Il a modifié le nom du karate, ainsi que les noms des kata à consonance chinoise.
Pendant la guerre, de nombreux dojo d’arts martiaux furent réquisitionnés avec, pour mission, de former, en peu de temps, des guerriers. Certains ont reçu une formation de kamikaze. A cette époque, l’esprit de survie a été poussé à un haut niveau, mais au détriment de la santé du pratiquant…

Arts Martiaux : Paradoxalement, il faut apprendre un art de survie pour mieux sacrifier sa vie…

Pierre Portocarrero : En effet. Et dans les années soixante, ce sont ces méthodes, destructrices pour la santé du pratiquant, qui furent introduites en France. Alors qu’elles avaient été élaborées pour un karate à court terme, on affirme enseigner un karate de « toute une vie ».

Le Budo est le chemin de toute une vie et ne peut donc être transmis par des méthodes de commando-suicide.

Arts Martiaux : Ce Budo suppose une recherche de l’efficacité, même si le développement intérieur de l’individu est devenu le but principal. Contrairement au bujutsu qui avait un objectif inverse.

Pierre Portocarrero : Il est vrai que si l’on cherche une efficacité à court terme, certaines de ces méthodes peuvent porter leurs fruits.

Arts Martiaux : Cette recherche de l’efficacité est tout de même un garde-fou, qui protège la pratique contre les errances intellectuelles.

Pierre Portocarrero : Bien sûr, en occident, on raisonne et on agit toujours de façon très tranchée : c’est blanc ou noir, le yin ou le yang. En fait, il faut, comme en Asie, vivre le gris.

Si je suis opposé aux méthodes de commando-suicide, je dénonce, bien entendu, les ésotérico-mystico-gélatineux. J’aime cette expression qui désignent ceux qui rêvent de l’éveil à soi-même, plus par paresse du corps et peur de se faire mal. De même que cette tendance à mélanger les arts martiaux avec des méthodes de psychologie appliquée, où tout est ramené à une question de relations humaines.

Arts Martiaux : Les arts martiaux deviennent un faire-valoir exotique.

Pierre Portocarrero : Bien entendu, il faut savoir si le professeur enseigne les arts martiaux ou anime un séminaire de relations humaines. Si le professeur doit avoir un sens de la psychologie, il n’en est pas pour autant un thérapeute. D’ailleurs, on doit être équilibré, avant de commencer la pratique. Ce qui veut dire qu’elle peut être un complément, mais sûrement pas la solution des problèmes.

Arts Martiaux : En conclusion de cet entretien, qu’aimeriez-vous développer ?
Pierre Portocarrero : Je voudrais conclure en parlant du concept de l’évolution de la pratique,
à savoir le fameux Shu-Ha-Li.

La technique doit être apprise pour être dépassée. C’est le Shu. Quand le maître Ueshiba dit qu’il n’y a pas de formes en aïkido, il ne dit pas autre chose. C’est pourquoi certains sensei, qui se présenteraient au 1er dan seraient recalés, selon les normes objectives que l’on a voulu fixer pour les examens de grades. Mais attention, pour qu’une technique soit dépassée, il faut que ses principes aient été appris. Ce qui laisse peu de place à l’improvisation comme certains voudraient le laisser croire.

Ha, c’est le stade de l’assimilation. Quand on mange, la nourriture, élément extérieur, est assimilée par des processus précis et complexes, pour être digérée. C’est en ce sens que l’on dit qu’une technique est assimilée. On parle aussi de technique intériorisée.

L’étape suivante est le rejet de ce dont le corps n’a pas besoin. Sur le plan de la pratique, il en est de même. Le stade LI ou RI est celui où l’on va dépasser ce que l’on a appris. A ce moment, on comprend la différence entre faire une technique et être la technique. Cette étape ne doit pas être le prétexte à l’irrespect total envers la tradition, sous prétexte de vouloir à tout prix faire du moderne.
Elle n’a rien à voir non plus avec ceux dont l’ambition est d’être le clone du maître et qui ne veulent rien changer, dans le souci de faire comme le maître.
Car la véritable tradition se nourrit de l’évolution. C’est si vrai que l’on doit se méfier de la génération spontanée qui sait tout et qui comprend tout, tout autant que de celle qui commence ses phrases par « Le maître a dit… »